Beaucoup l’ont dit, la crise créée par le « COVID 19 » est la première de l’Histoire dans laquelle une telle priorité ait été donnée à la préservation de la santé et de la vie humaine par rapport à tout le reste. C’est indéniablement un progrès de notre civilisation, plus sensible et plus protectrice. Mais c’est aussi un aveuglement volontaire, dans la mesure où l’on s’est refusé à mettre en balance le coût des précautions prises avec les effets destructeurs du confinement des individus et de l’arrêt de pans entiers de l’activité ; le temps a sans doute manqué, dans la volonté de réagir très vite, pour optimiser la décision publique.
Or derrière la crise sanitaire, une crise économique et sociale gravissime, déjà en cours, impose de réagir : les prévisions actuelles sont une baisse du produit national de 8 % cette année en France comme en moyenne européenne, près de 10 % en Italie comme en Grèce, et sans doute 3 à 4 % en moyenne mondiale. Le coût social est énorme : onze millions de chômeurs « à temps partiel » en France, vingt millions de sans-emploi, peu ou pas indemnisés, en un mois aux Etats-Unis, par exemple. Le coût indirect est considérable aussi, y compris sur le plan sanitaire, par la détérioration de l’état général de populations appauvries, le stress post- traumatique des personnels soignants, le ponctionnement des budgets, le report du traitement d’autres maladies….
Il est urgent de réagir et, au-delà de la reprise nécessaire du travail, d’opérer une relance massive de l’activité économique. Ce faisant, il faut se garder d’erreurs tentantes et avoir une stratégie claire.
CE QU’IL FAUT NE PAS FAIRE….
Laisser la peur, mauvais guide, nous dominer ?
On comprend bien que les médecins et, derrière eux, les gouvernements, aient fortement insisté, pour obtenir le respect maximum des mesures de précaution (distanciation, masques…), sur les dangers de contagion et les risques de nouvelles flambées de l’épidémie. Mais le résultat a été de modifier fortement l’ordre de nos priorités. Les sondages montrent que viennent désormais très largement en tête des soucis de nos concitoyens la préservation de la santé et le principe de précaution, les préoccupations habituelles en matière d’emploi et de pouvoir d’achat étant reléguées loin derrière.
Résultat, les appels à retarder le plus possible la réouverture des écoles, des transports, des lieux de convivialité, se multiplient et nul ne semble se souvenir que pour consommer – même de la santé – il faut produire. Plus grave, la confiance dans l’avenir est perdue1. Or, sans confiance aucune économie, et plus
1 Un sondage IPSOS/CEVIPOF publié le 4 mai 2020 indique que 12 % seulement des Français se disent optimistes sur l’avenir, malgré toutes les mesures de précaution sanitaires et de soutien financier et social prises et les mesures de relance annoncées. Et 64 % – contre 39 % seulement des Allemands – s’attendent à des conséquences économiques « très graves ».
largement aucune société, ne peuvent prospérer ni même se redresser véritablement.
Il faut donc cesser d’angoisser les populations et tenir un discours plus positif : oui, il ya des problèmes, des précautions à prendre, mais aussi des solutions qui se préparent (vaccins, médicaments) et un avenir meilleur. Méthode Coué ? Peut-être, mais cela a parfois du bon !
Prioriser le rétablissement des comptes publics ?
En d’autres temps, c’est à juste titre que l’on a appelé à réduire les déficits publics et à faire redescendre le fardeau de la dette qui, en France, approchait 100% du PIB. Mais les temps ont changé. Si les leaders européens, si pressés de fermer leurs frontières contre le virus se sont montrés jusqu’ici incapables de faire preuve de solidarité en aidant financièrement les Etats les plus touchés ou en lançant un plan d’emprunts communs (les fameux « coronabonds »), les banques centrales se sont, elles, montrées à la hauteur : faisant fi de leurs règles usuelles comme de leurs préjugés, elles ont lancé des programmes colossaux (750 milliards d’euros pour la BCE, et bientôt beaucoup plus) de rachats d’obligations émises par les Etats et même maintenant par les entreprises. Surtout, elles ont poursuivi et amplifié leur politique de baisse des taux d’intérêt en réduisant ceux-ci pratiquement à 0, même à long terme2. Cette politique n’est pas seulement européenne, elle est celle du Federal Reserve System américain, de la Banque du Japon, de la Banque d’Angleterre… A elles toutes, ces grandes institutions ont déjà fourni 18 000 milliards de liquidités aux marchés depuis le début de l’année.
Cette action anti-crise bienvenue n’aura certes qu’un temps – d’autant que la Cour constitutionnelle allemande vient de lui opposer un obstacle sérieux, en interdisant à la Bundesbank de continuer à participer à ce programme de rachat de titres publics si ses objectifs ne sont pas clarifiés dans les trois mois qui viennent3. Mais elle a une conséquence majeure, dont beaucoup ne mesurent pas la portée : c’est que les déficits et l’endettement publics n’ont actuellement plus de coût ! La charge de la dette, qui peut devenir écrasante quand la défiance des marchés conduit les taux d’intérêt à s’envoler, se réduit drastiquement quand ils deviennent quasi-nuls. Il faudra pourtant bien rembourser cette dette, et comment ferons-
2 On sait que les taux d’intérêt à court terme sont maintenant négatifs (c’est-à-dire que c’est le prêteur qui paie pour qu’on lui emprunte son argent !) pour la plupart des pays, même parfois pour l’Italie ou la Grèce ; mais les taux d’intérêt à long terme (dix ans) sont également négatifs de façon constante depuis deux ans pour l’Allemagne, dont les titres (les emprunts « Bund ») font référence, et le plus souvent aussi pour la France.
3 La décision rendue par cette Cour le 5 mai met en question la validité des rachats de dette publique menés depuis 2015 par la BCE dans le cadre du PSPP (Public Sector Purchase Program) et pose que « le gouvernement fédéral et le Bundestag (Parlement) allemand sont obligés de s’opposer au traitement actuel du PSPP », à moins que le Conseil des gouverneurs de la BCE ne prenne « une nouvelle décision démontrant de manière exhaustive que les objectifs de politique monétaires recherchés ne sont pas disproportionnés…. ». Elle en excepte toutefois les achats d’urgence réalisés dans le cadre de la pandémie actuelle. On peut s’interroger sur la validité de cet arrêt, qui viole ouvertement une décision de la Cour de justice de l’Union européenne de décembre 2018 donnant raison à la BCE ; mais tout en reconnaissant que les Traités européens ont une force juridique supérieure au droit national, la Cour allemande estime que l’interprétation de la CJUE « équivaut essentiellement à une modification du Traité » (et est donc illégale) !
nous ?, s’inquiètent les Cassandre. Oui, sans doute – à moins qu’une partie ne finisse par être annulée (ce qui n’aurait aucun coût pour les épargnants s’il s’agit de la dette rachetée par les banques centrales), ou étalée sur une si longue durée que la charge de son amortissement deviendrait tout à fait supportable. La Grande- Bretagne a bien mis un siècle à rembourser la dette des guerres napoléoniennes, qui avait dépassé 200 % de son PIB, tout en consolidant sa place de première puissance mondiale4. Il est clair en tous cas que la seule vraie manière de sortir du surendettement est par la croissance soutenue, comme cela a été le cas de la dette américaine au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, et non par des politiques d’austérité qui casseraient toute dynamique – voir l’exemple de l’Italie depuis vingt ans, et en sens inverse celui de la Corée.
Au total, nous pouvons actuellement oser emprunter ce qui est nécessaire pour une relance majeure de l’économie, tout en veillant, afin de conserver notre crédibilité, à ne pas aller trop loin au-delà de ce que font nos voisins, confrontés aux mêmes problèmes.
Ajoutons que les contraintes budgétaires du Traité de Maastricht (le célèbre plafond de 3 % du PIB assigné aux déficits publics) ont été, avec l’assentiment des plus sourcilleux des Etats–membres5, suspendues pour la durée, imprévisible, de la crise actuelle – donc à proprement parler sine die. Là aussi, elles reviendront un jour, mais en attendant nous avons les marges de manoeuvre indispensables pour financer les mesures de soutien anti-crise, puis la relance.
S’attaquer à un seul des deux chocs subis ?
Nos économies subissent actuellement un double choc violent : un choc de demande, à cause de la baisse du pouvoir d’achat des nouveaux chômeurs (même ceux qui sont couverts n’étant pas indemnisés à 100 %), de la chute de l’activité économique6, qui prive de revenu des millions d’artisans et de travailleurs indépendants, et aussi des réflexes de crainte qui poussent à épargner davantage au lieu de consommer ; un choc d’offre, du fait de la fermeture pure et simple de nombreuses entreprises pendant de longues semaines, de la perturbation profonde des chaînes d’approvisionnement et de la reprise difficile des activités compte tenu entre autres des nouvelles règles sanitaires, du travail à distance, et des perturbations des transports. La conséquence de ce double choc – même s’il n’est pas tout à fait général, certains secteurs et bon nombre de ménages s’en sortant mieux que d’autres – peut être une baisse durable de l’activité et de l’emploi.
4 Seul le Japon dépasse actuellement ce chiffre, avec une dette de 237% du PIB fin 2019. La dette de l’Union Européenne n’est « que » de 84%, et passerait à 97% fin 2020 ; celle de la France est à 98% et passerait à 115%. Celle des Etats-Unis est plus élevée: 109% fin 2019, 131% prévus à la fin de cette année, selon le FMI ; mais ils ont le privilège du dollar.
5 Ils pouvaient difficilement faire autrement, car leur rigueur habituelle a été balayée par la crise : La Commission Européenne prévoit (chiffres publiés début mai 2020) des déficits de 6,5% en Allemagne et 6,8% aux Pays-Bas en 2020, largement au-dessus du plafond de Maastricht.
6 Une chute de près de moitié dans l’industrie et de près de 90% dans la construction, en France, en avril 2020.
Classiquement, la droite propose de lutter contre les chocs d’offre en allégeant les charges des entreprises pour qu’elles puissent investir, et la gauche de lutter contre les chocs de demande en améliorant les conditions de vie et le pouvoir d’achat des travailleurs. Il faut sortir de ces oppositions traditionnelles, devenues stériles car susceptibles d’entraîner deux maux durables : déflation d’un côté, inflation de l’autre avec des mesures de soutien aux revenus qui iraient très au- delà de ce qui a déjà été largement engagé par le gouvernement. La vérité est qu’il faut aider à la fois la demande à s’exprimer car, sans débouchés, les entreprises n’investiront pas non plus – ce qui signifie principalement aujourd’hui lutter contre les excès d’épargne –, et l’offre à lui répondre, car sans capacités de produire plus nous ne pourrons qu’importer, creusant notre déficit extérieur7, ou voir l’inflation se déchaîner.
Pour y parvenir, il faudra en tous cas, outre les soutiens dont je parlerai plus loin, réinstaller la confiance, véritable matière première de l’économie moderne. Il faut donc, contrairement à ce qu’on commence à entendre un peu partout, ne pas annoncer ni même laisser entrevoir de futures hausses d’impôts. Les économistes ont depuis longtemps démontré qu’une partie importante des effets positifs attendus d’une relance se perd du fait des anticipations des agents sur les hausses d’impôts futures qui devront financer cette relance. Il faut éviter cet effet délétère, et rassurer tant les personnes physiques que les entreprises sur cet aspect de l’avenir.
Céder aux sirènes de la temporisation écologique ?
Alors que beaucoup d’analystes énoncent qu’il faut profiter de la reconstruction post-crise pour bâtir une économie différente, plus humaine, plus soucieuse des impératifs de lutte contre le changement climatique et les pollutions et de protection de la biodiversité, et que la Commission européenne avec son « Plan vert » comme notre gouvernement semblent abonder dans cette voie, des lobbies commencent à s’exprimer en sens inverse. Selon eux, la dureté des temps obligerait à retarder, voire à alléger substantiellement, des mesures nécessaires comme le durcissement des normes d’émission des véhicules à moteur, les obligations de recyclage, l’interdiction des emballages plastiques à usage unique, etc. D’ores et déjà, on a assoupli la réglementation autorisant les traitements phytosanitaires à proximité des habitations !
Il ne faut pas écouter ces sirènes : ce qui ne sera pas fait maintenant a de grandes chances de ne jamais se faire – on l’a bien vu avec le recul sur la taxation des prix des carburants auto, arraché par les « gilets jaunes ». Or nous avons maintenant les moyens de nos ambitions écologiques : par exemple, les progrès en matière d’énergies renouvelables (solaire, éolien) ont été tels que celles–ci sont désormais compétitives sans subvention. Il faut avoir le courage de saisir ce moment difficile pour faire avancer la transition écologique, même si l’on sait que ces mesures auront un coût préalable aux améliorations attendues.
7 Le déficit de la balance commerciale français se situe ces dernières années autour de 60 Milliards d’euros par an, soit environ 2,5/% du PIB. Et ce déficit-là ne peut pas, lui, être effacé par la « planche à billets » !
Renoncer à mobiliser les soutiens européens ?
Malgré ses imperfections, l’Union européenne offre des solutions que nous devons saisir, pour les utiliser et pour les faire progresser. J’ai parlé plus haut du rôle décisif de la Banque centrale européenne, instrument communautaire et réellement « supra-national », même si le mot hérisse certains. Un des progrès importants de ces dernières années, au-delà de la monnaie unique, a été l’Union bancaire, qui met notamment en commun la supervision prudentielle des plus grands établissements bancaires et d’assurance en Europe. Nous devons parachever cette Union en réglant le problème de la garantie des dépôts8. Nous devons continuer à nous battre notamment pour qu’un budget unitaire plus important, alimenté par de véritables ressources propres, soit établi, et pour qu’il y ait une politique commune plus significative et plus tournée vers l’innovation en matière de recherche.
Face à la crise, la réaction de la plupart des Etats-membres a malheureusement été le « chacun pour soi » : fermeture des frontières entre Etats- membres en violation complète des accords de Schengen, rétention de matériels sanitaires9… Il faut remettre en place des mécanismes de solidarité européenne et notamment une coordination des politiques de santé, pour aboutir à des règles communes. Et ne pas hésiter à utiliser les instruments de solidarité déjà existants, comme les Fonds structurels (FEDER, Fonds Social Européen, Fonds de cohésion), qui gardent d’importantes réserves non-affectées, et ceux qui sont en train de se mobiliser, notamment le MES10.
A SUIVRE …
8 Il s’agit de rassurer les déposants en mettant en place un Fonds commun, alimenté par des cotisations des banques européennes elles-mêmes, qui les indemniserait jusqu’à un plafond de 100 000 €, en cas de faillite de leur banque. Le principe a été adopté, mais des arguties sur les modalités de mise en place ont retardé cette mesure opportune.
9 Il est vrai que l’Allemagne, après avoir dans un premier temps pratiqué fermeture des frontières et rétention des matériels de soins, s’est ensuite montrée solidaire en accueillant 230 malades du COVID-19 venant de plusieurs pays de l’U.E., dont la France, dans ses unités de soins intensifs.
10 Le Mécanisme européen de stabilité (MES), organisation inter-gouvernementale européenne créée en 2012, dont le siège est à Luxembourg, est dirigé par l’Allemand Klaus Regeling. Il dispose d’une « force de frappe » (en prêts) de 540 milliards d’euros, que les chefs d’Etat et de gouvernement ont décidé de mobiliser pour faire face à la crise, selon des modalités qui restent à préciser.
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