« L’impasse en Europe » par Pierre-Yves Cossé

L’impasse en Europe

Je me suis réjoui de l’importance donnée à l’Europe dans la compagne du candidat Macron. J’ai été ému à l’écoute de l’hymne européen dans le Carrousel du Louvre le soir de l’élection. J’ai approuvé les grands discours européens de la Sorbonne, d’Athènes et d’Aix la Chapelle. Certes la démarche souffrait d’être celle du seul président français, comme si la France pouvait à elle seule donner une impulsion à l’Europe, mais les élections allemandes empêchaient une initiative à deux. Certes, beaucoup de propositions étaient floues, parfois irréalistes  mais elles étaient éclairées par une vision ambitieuse, celle d’une Europe Puissance capable de protéger les Européens menacés par une mondialisation mal régulée et la dislocation d’un ordre mondial dominé par les Etats-Unis. La sortie de la crise de l’Europe se ferait par le haut ou ne se ferait pas.

Rien ne s’est déroulé comme prévu et en Juin 2018,  ce n’est pas une refondation de l’Europe qui s’esquisse, c’est la crise de l’Europe qui s’approfondit.

Certains éléments étaient difficiles à prévoir, comme l’affaiblissement de la chancelière Angela Merkel, qui face à la montée de l’extrême droite et à la droitisation de son propre parti manifeste une extrême prudence, ou l’arrivée au pouvoir des partis populistes à Rome. D’autres l’étaient moins. Les migrations de populations menacées par des conflits sanglants ou fragilisées par le chômage et la pauvreté  ne sont pas un phénomène passager mais un phénomène durable auquel l’Europe restera longtemps confrontée.

 Techniquement, dans une Europe qui se dépeuple, le problème n’est pas insoluble, pourvu que des mécanismes de solidarité et des financements soient mis en place, que des règles communes soient adoptées (droit d’asile, agences européennes de contrôle et de coordination) et que l’instabilité se réduise dans les pays  d’origine des migrants. Dans un contexte de montée des nationalismes, d’inquiétudes des peuples sur leur  devenir et leur identité, le problème est politiquement insoluble. Le rejet de populations, dont les mœurs et la religion sont différents, est présent dans tous les pays, engendre l’échec  électoral des majorités en place et l’accès au pouvoir de gouvernements anti-européens. Il va en résulter une phase de confusion et d’instabilité bloquant –au moins partiellement- le fonctionnement de l’Europe et interdisant des progrès significatifs, même si le précédent du Brexit devrait rapidement convaincre les opinions du coût exorbitant d’une sortie de l’Europe. La priorité sera à la défensive –notamment pour défendre l’euro- et à une grande prudence, notamment dans la perspective des élections européennes de 2019.

Cette situation pourrait durer bien au-delà de 2019, les conditions politiques d’un compromis acceptable par une majorité de pays n’apparaissant pas. Même les pays considérés comme les plus européens ne sont pas actuellement capables de dépasser leurs contradictions. Ainsi la France  prône une Europe souveraine, ce qui implique de nouveaux transferts de pouvoirs et plus de politiques communes, tout en manifestant une absence totale de solidarité à l’égard de l’Italie et en s’accrochant aux accords de Dublin devenus inapplicables. Cette schizophrénie affaiblit fortement sa position pro-européenne et sa force de conviction.

Cette crise des migrations n’est  pas accidentelle, elle est révélatrice d’une tendance au repli, qui s’appuie sur un sentiment général de défiance à l’égard des gouvernants, au moins dans les grands pays occidentaux, et l’inquiétude des classes moyennes fragilisées par la mondialisation et la rapidité des changements techniques.

Cette inflexion des comportements  conduit  à s’interroger sur le projet européen d’Emmanuel Macron. La sortie par le haut de la crise de l’Europe n’est-elle pas un leurre, en l’état actuel des crispations nationalistes, pour plusieurs dizaines d’années ?  La seule approche possible n’est elle pas celle du pragmatisme. L’urgence ne serait-elle pas de chercher dans chaque secteur ce que l’Europe peut apporter de plus aux citoyens européens, qui soit mesurable et vérifiable au niveau de chaque pays, avec un  thème unificateur, celui de la protection des Européens ? Les dangers qui menacent l’Europe sont multiples : planète menacée, instabilité et désordres résultant d’une absence de régulation des conflits, unilatéralisme et imprévisibilité de la politique américaine, hégémonie de la Chine à la recherche de puissance, affaiblissement  économique par rapport  aux grands groupes américains dominant les nouvelles technologies… Le thème de la sécurité se décline de multiples manières, défensives et offensives : sécurité énergétique, réchauffement climatique, biodiversité, Europe numérique, programmes de recherche et d’investissements.  Ce qui importe de faire en premier, c’est ce qui est techniquement prêt et  sera le plus rapidement perçu par l’opinion. La priorité est de gagner la bataille contre la défiance et la suspicion exprimée par trop d’Européens ? Bref, du Monnet avec un  souci d’explication  au plus grand nombre et un supplément de démocratie.

Si  Emmanuel Macron n’a pas été servi par la chance  depuis un an,  et si les résultats obtenus se limitent aux « travailleurs détachés »  (en excluant  les chauffeurs routiers),  l’inquiétude suscitée par la politique du président américain, notamment auprès de la chancelière allemande, a ouvert  des marges de manœuvre dans le domaine de la défense. L’initiative française  pour mettre en place un outil militaire opérationnel devrait être acceptée.

En revanche,  une rénovation d’ensemble n’est pas, en 2018, dans l’ordre du possible. Pour ce faire, un accord franco allemand est nécessaire, sans être suffisant. Or la vision française et la vision allemande sont incompatibles. Celle d’Emmanuel Macron  repose sur une souveraineté européenne prenant la forme d’une sorte d’empire juxtaposant des états différents, dont la cohérence est assurée par le haut au moyen d’institutions fédérales, comme la BCE, et de mécanismes interventionnistes  en commençant par un budget conséquent et des transferts financiers. L’Etat national perdrait de ses prérogatives au profit d’un quasi état européen, une évolution qu’une bonne partie des élites françaises  est prête à accepter. Dans la vision allemande, celle de l’ordo libéralisme, l’état est moins présent et le marché régulé parle juge occupe une beaucoup plus grande place, y compris dans la gestion de la monnaie, toute « union des transferts » étant exclue. Cette vision est partagée par huit pays de l’Union, les « euro réalistes » sous la houlette du Premier Ministre des Pays Bas qui ont rejeté la démarche française. Les propositions récentes de la Chancelière (3 Juin) ont certes une tonalité plus courtoise que celles de ses collègues de l’Europe du Nord mais son approche est comparable. Il s’agit de consolider l’existant et en particulier la zone euro qui profite tellement à l’Allemagne.

Dans le contexte de la crise italienne, la consolidation  de l’Euro devient la priorité. Les propositions d’Angela Merkel de renforcement du Mécanisme Européen de Stabilité transformé en Fonds Monétaire Européen  contrôlé par les chefs d’état et de gouvernement  et  d’augmentation du budget et des investissements européens, sans que soient prévues des ressources nouvelles, suffiront- elles ? Certes, d’autres améliorations ne se heurtent pas à des difficultés insolubles, comme la mise en place d’une Union des Capitaux  et des progrès dans le système de régulation bancaire et de garantie des dépôts. Une crise plausible des banques italiennes pourrait être le prochain test de la zone face à des crises. On ne peut exclure qu’une crise italienne, qui serait d’une toute autre dimension que la crise grecque, oblige à inventer de nouveaux dispositifs, combinant rigueur et souplesse, comme cela avait été fait en 2011. Il ne faut pas sous-estimer le désir d’ »états sans monnaie »  de retrouver une part de leurs prérogatives.

Une menace moins immédiate serait le remplacement du gouverneur de la Banque Centrale Européenne  par un Allemand qui reviendrait à une politique monétaire traditionnelle excluant l’achat de titres publics des différents états et accélérant le retour à des taux d’intérêt «  normaux »

Une défense intelligente et obstinée demande autant d’efforts qu’une politique offensive mais elle est moins mobilisatrice. Elle pèsera sur les équilibres intérieurs.

Pour le Président français, l’impasse de l’Europe modifie sensiblement les perspectives des élections européennes de 2019. Sa vision de l’Europe et de la place de la France dans cette Europe rénovée, composante essentielle du macronisme, ne serait plus pertinente tout en étant difficilement remplaçable. Le rassemblement électoral macronien perdrait en dynamisme et en capacité de mobiliser les électeurs.  Les sceptiques et adversaires seraient en meilleure position. Le nombre des abstentionnistes devrait s’accroître.

Pierre-Yves Cossé

Juin 2018

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