Journal de crise V

JOURNAL DE CRISE 5
La Société d’Après (2)
France

UN HOMME NOUVEAU ?
Les formules claquent au vent : « télésociété », « société des écrans », « démocratie numérique »…
De nouvelles pratiques sont apparues ou ont été développées et certaines dureront. L’usage
d’internet a progressé de 70% en quelques jours, le réseau a parfois été saturé mais dans l’ensemble,
il a tenu.
Les particuliers, familles, classe d’élèves, échangent grâce à WhatsApp ou Skype. Beaucoup de
comptes viennent d’être ouverts. De nombreux biens à usage personnel ou familial sont commandés
par ordinateur. Comme des kiosques à journaux sont fermés, l’information radiodiffusée, télévisée,
disponible sur ordinateur, dont les réseaux sociaux, devient la source principale.
Les entreprises recourent au télétravail, déjà pratiqué par 20% des salariés. Son usage a doublé. De
nouveaux logiciels sont installés pour systématiser les visio-conférences et les échanges. Le Monde a
expliqué à ses lecteurs son nouveau mode de fabrication, avec une présence au siège limitée à
quelques pour cents. Des négociations, même entre chefs d’État ou de gouvernement se font par
cette voie. La règlementation a été assouplie. Le télétravail est devenu un droit. La qualité du réseau
informatique est un atout décisif pour les entreprises dans cette période.
Le téléenseignement prend le relais de l’enseignement présentiel dans plus de 60 000 écoles, à l’aide
de plateformes (payantes) comme Zoom et de logiciels, et fonctionne en dépit de quelques
tâtonnements et échecs, notamment informatiques. De même, la télémédecine, dont la
règlementation a aussi été assouplie, est utilisée avec succès le plus souvent. Le livre numérique
(ebook) peu diffusé en France commence à trouver des lecteurs, faute de librairies et de
bibliothèques ouvertes.
Ces nouvelles pratiques induiront pour une part des comportements durables. Les nouveaux liens
créés par WhatsApp ou Skype subsisteront fréquemment, resserrant les relations entre familles et
amis. Ceux qui ont été convaincus par la simplicité et la rapidité des commandes sur ordinateur
continueront. Les entreprises constatant que des déplacements ou des réunions ne sont pas
nécessaires amélioreront leur efficacité et leur productivité en les supprimant et en allégeant leurs
procédures. Les enseignants qui ont appris à utiliser l’ordinateur à des fins pédagogiques enrichiront
leurs méthodes en donnant une place à ce mode d’apprentissage. Parallèlement, les MOOC
(enseignement de masse par ordinateur) seront plus nombreux – il existe déjà 15 000 programmes !
– et plus interactifs. Pour les professeurs de l’enseignement supérieur, c’est un défi, car le
« marché » (c’est payant) est mondial et les exigences sont fortes en termes d’inventivité et de
temps passé. Pour l’enseignement pratique, à tout âge, les « tutos » élaborés par de non-
professionnels prendront une place croissante. La télémédecine sera une réponse partielle à notre
pénurie durable de médecins, en particulier dans les « déserts médicaux » car ce n’est pas un
nouveau plan en faveur des hôpitaux qui créera ex nihilo des médecins dont la formation demande

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une dizaine d’années. Cette nouvelle manière de soigner pourrait même améliorer la qualité des
soins, si l’on parvient à centraliser les dossiers des malades dans des conditions déontologiquement
acceptables.
Une étape dans la dématérialisation de la société est en train d’être franchie. La société sera plus
légère : moins de tâches et de formalités, plus de facilités pour échanger et s’instruire. L’emploi
pourrait en souffrir.
Ces changements ne signifient pas qu’un homme nouveau ait été fabriqué. Les limites à l’usage des
écrans sont fortes.
Pour le téléenseignement, 5% des élèves au moins, selon un sondage, n’auraient pas accès à des
connexions. Un pourcentage plus élevé est connecté dans de mauvaises conditions, travail par
roulement en cas d’ordinateur familial unique, absence d’imprimante, inexistence d’une pièce-
bureau. Les élèves en difficultés, parfois le quart des effectifs dans les ZEP sont assistés plus
difficilement dans le téléenseignement que dans une classe, ils auraient besoin du « face-à-face »
avec l’enseignant. Certains professeurs ne parviennent pas à bien se servir de ces techniques qui leur
resteront étrangères. La fracture numérique est une réalité durable, d’autant qu’elle est souvent
associée à une fracture sociale. Les inégalités scolaires sont accrues. C’est en groupe que les enfants,
qui se frottent les uns aux autres, apprennent le mieux.
Dans les entreprises, le télétravail se heurte à des obstacles. On ne peut se passer indéfiniment
d’échanges entre personnes physiques dans la recherche des bonnes solutions, pour dégager des
consensus ou mener à bien des négociations difficiles. Un équilibre est à trouver entre les différentes
catégories de personnel, entre les « planqués du télétravail » et ceux qui sont obligés de rester sur le
terrain, comme disent actuellement les seconds. Quant aux particuliers, beaucoup retourneront faire
leurs courses, souvent avec plaisir, et oublieront l’ordinateur.
Dans toute communauté, ce sont les relations interpersonnelles qui apaisent les inévitables tensions,
réduisent les frustrations et désamorcent les conflits. Le confinement, lui, engendre des frustrations
qui peuvent déboucher sur des conflits ouverts. Des inégalités, pas forcément nouvelles, sont plus
mal supportées, diminuant pour certains les chances de vivre. Inégalités entre ceux qui s’entassent
dans quelques dizaines de mètres carrés et les habitants de grands appartements ou de maisons à la
campagne, entre la « première ligne » voire la « seconde » qui risque sa vie au profit de la « troisième
ligne » entre ceux qui parviennent à accéder à des soins et les autres, entre les isolés et les familles,
entre les prisonniers et les hommes libres. Ces injustices laisseront des traces dans l’après. Ces
victimes seront-elles dédommagées sous une forme ou une autre une fois la crise achevée. Ceux qui
ont pris ces risques seront-ils toujours considérés comme des gens ordinaires sans importance. On
peut craindre que la « guerre » ne modifie guère notre vision hiérarchisée des groupes sociaux et des
hommes et que les comportements d’antan reprennent le dessus. L’Homme nouveau n’est pas né,
même si certains hommes instruits par la « guerre » changent leur manière de voir et de vivre.
Une nouvelle hiérarchie des valeurs ?
L’héroïsme n’a généralement qu’un temps, sauf dans les légendes. Après les « guerres », la plupart
des héros redeviennent de petits bourgeois à l’aise dans leurs pantoufles. La solidarité, qui s’était
épanouie sous les formes les plus diverses, s’affadit et les égoïsmes, individuels et collectifs,

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réapparaissent intacts. Une minorité de confinés, qui aura eu le temps de réfléchir sur le sens de leur
vie, la réorientera. Des ruptures, souvent douloureuses avec une compagne ou un compagnon,
s’imposeront, la cohabitation 24 heures sur 24 faisant apparaitre des incompatibilités majeures. De
nouveaux engagements en faveur d’activités jugées utiles pour la collectivité ou pour les laissés-
pour-compte seront pris. Ce sera une période d’agitation, riche en initiatives, fécondes ou non, et en
contradictions. Les organisations traditionnelles et les partis attireront encore moins qu’avant la
crise.
La lutte contre le réchauffement climatique ou pour la défense de la biodiversité pourrait être la
grande cause mobilisant ces nouveaux engagés. Il existe un lien entre pandémie et biodiversité. La
pénétration de l’homme dans les forêts les plus reculées l’a rapproché des animaux sauvages
porteurs de virus transmissibles aux humains et l’a incité à se nourrir d’animaux sauvages. La prise de
conscience qu’une partie des maux des hommes vient des hommes eux-mêmes, insensibles à leur
environnement et à l’état des être vivants au milieu desquels ils vivent, sera sans doute plus acérée.
Il n’est pas sûr que ces nouveaux engagés fassent accepter par le plus grand nombre une nécessaire
frugalité et une moindre consommation. Ils ne seront pas seuls à s’engager. Au nom du « plus jamais
ça », d’autres militeront pour un contrôle strict des frontières, une méfiance systématique à l’égard
de l’étranger et le repli sur soi, réclamant un pouvoir fort et personnalisé au détriment des libertés
démocratiques.
Simultanément, un appétit de vie, de libertés sans contraintes et de plaisirs en tous genres se
manifestera en réaction aux privations. De nouvelles Années folles marquées par un triomphe de
l’individualisme ne sont pas à exclure. « Puisque la vie est imprévisible, que les experts et les
politiques sont incapables de prévenir nos maux, jouissons de l’instant présent sans nous préoccuper
du reste », ânonneront sans doute quelques âmes vindicatives.
Dans un temps d’extrême contradiction dans les attentes et les préférences des individus, la
confrontation pacifique devrait se faire dans le cadre du débat démocratique et se conclure par des
arbitrages politiques. Or le politique, déjà malade, sortira affaibli de la crise. Ni les dirigeants, ni les
experts n’ont su la prévenir, et pire, ils ont semblé en permanence être en retard sur l’évènement. Il
serait impossible de leur faire confiance. La légitimité du système démocratique sera mise en cause.
Dans ce contexte, le pouvoir issu des urnes adoptera un comportement prudent et conciliant. Il
multipliera les gestes pouvant contribuer à l’unité nationale. Des hommages seront rendus aux héros
de la pandémie, soit, au premier chef, le personnel soignant. Des monuments aux morts seront
érigés en l’honneur de ces milliers de « soldats du feu viral », à moins que l’on trouve une manière
plus esthétique de célébrer leur mémoire. Des journées commémoratives seront organisées. La santé
sera déclarée priorité nationale. Jugeant que les citoyens ont déjà beaucoup souffert et ne sont pas
prêts à supporter des efforts supplémentaires, le gouvernement cherchera l’apaisement et mettra au
placard les « réformes structurelles » du type réforme des retraites ou réforme de l’assurance
chômage, jugées douloureuses et susceptibles de susciter protestations et manifestations.
Hommages aux morts, priorité à la santé et réformes au placard ne suffiront cependant pas à
consolider le pouvoir. Il faudra qu’il démontre sa capacité à remettre en marche l’économie et à
définir des orientations pour le moyen et le long terme. Cette capacité de projection dans l’avenir
sera un élément clé de la reconquête de la confiance, et influera sur les comportements des Français.

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L’« économie française » d’après-crise sera le sujet du prochain Journal de Crise.

Pierre-Yves Cossé
29 Mars 2020

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