La crise globale dans laquelle nous sommes entrés n’est pas la simple conséquence de désordres financiers. Elle met l’accent sur le sens du travail humain et bouscule les modes de croissance à travers le monde. La division internationale du travail et les différents systèmes de production en sortiront profondément transformés, ainsi que les rapports de force planétaires. Dans ces bouleversements, l’enjeu des compétences est essentiel.
En Asie, les pénuries de qualifications de haut niveau freinent l’expansion de l’emploi et la croissance économique, en particulier la transition locale vers des activités à plus forte valeur ajoutée, dans les secteurs de haute technologie en expansion. Le plan quinquennal indien (2007-2012) prévoie ainsi de passer de quelque 5 000 instituts et centres de formation techniques à près de 50 000, pour porter la part de la main d’œuvre qualifiée, qui est aujourd’hui de 5%, à 50% de la main d’œuvre totale. La réorientation de l’industrie chinoise vers son marché intérieur, la lutte contre la pauvreté en Amérique Latine, imposent d’accroître les compétences pour améliorer la productivité et favoriser la transition des activités économiques vers le secteur formel. Les qualifications des salariés sont un facteur clé des stratégies de croissance menées par les pays émergents[1].
Dans les pays développés, l’enjeu principal est de maintenir constante la pertinence des compétences acquises par les salariés, moteur principal de la compétitivité des entreprises.
En projetant, en juin 2000, de devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive au monde en 2010, la stratégie de Lisbonne a fixé le bon objectif. Force est de constater qu’il ne sera pas atteint. Le débat européen s’est focalisé sur le concept de « flexicurité ». Celui-ci considère que les objectifs de Lisbonne seront d’autant mieux remplis que les marchés du travail nationaux seront plus flexibles, favorisant les salariés les plus compétents et incitant les moins qualifiés à se former, avec, en contrepartie, de solides dispositifs de sécurité et d’assurance chômage en cas de licenciement ou de restructuration.
Les pays scandinaves qui combinent depuis plusieurs années autonomie et participation des salariés, formation professionnelle, innovation et compétitivité, étaient montrés en exemple bien qu’ils s’inscrivent dans des cultures nationales peu transposables directement.
La stratégie de Lisbonne a justement buté sur l’adaptation de certains modèles nationaux et sur l’impossibilité de bâtir un système commun de « flexicurité » qui justifie l’assouplissement des marchés du travail. La diversité des réponses sociales à la crise le montrent aisément, si on compare les politiques anglo-irlandaises, les choix scandinaves ou les plans allemands et français. La crise va même fortement menacer le concept de « flexicurité » : l’absence de croissance empêche de compenser les suppressions d’emploi par le développements de nouveaux secteurs tandis que la montée de la dette interdit de mettre en place des dispositifs d’assurance suffisamment généreux pour faciliter les transitions professionnelles[2]. Face à une insécurité fortement croissante, les marchés du travail deviennent encore moins flexibles.
Cependant pour l’Europe, l’enjeu des compétences est plus que jamais essentiel : il s’agit d’évoluer vers des modes de production plus pauvres en carbone tout en faisant face à la concurrence internationale des grands pays émergents, dans un contexte de chômage accru. Deux urgences apparaissent.
Le passage à une économie moins carbonée entraînera l’abandon progressif de certaines productions, par conséquent des restructurations, ainsi que la nécessité de former les salariés à de nouvelles technologies. Il y a donc nécessité d’investir massivement dans les dispositifs de formation pour préparer ces transitions professionnelles et le Fonds social européen pourrait être réorienté dans cette direction.
Par ailleurs, les pénuries de compétences se développent largement en Europe. Une récente étude de l’Institut de l’Economie allemande montre que l’Allemagne pourrait manquer d’environ 425 000 ingénieurs et scientifiques d’ici à 2020[3]. Cette situation n’est pas propre à nos voisins d’outre Rhin. Or, ces pénuries constituent le principal facteur de croissance des inégalités sociales. D’un côté, ceux qui sont dans des fonctions d’encadrement ou de conception, ont un accès privilégié aux dispositifs de formation, sont proactifs, n’hésitent pas changer d’emploi. Ils ont des rémunérations en croissance. De l’autre, les salariés les plus fragiles, plutôt dans des tâches d’exécution, perçoivent la formation comme une menace, ont peu de possibilités d’évolution et voient leurs revenus stagner. Ils sont les plus menacés en cas de restructuration.
Le débat n’a plus vraiment lieu d’être entre sécurité et flexibilité, dans la mesure où ceux qui sont les plus mobiles professionnellement sont aussi ceux qui ont le plus de sécurité en matière de revenus et d’emploi. Nous devons plutôt raisonner en terme d’acquisition régulière de compétences d’une part et de mobilité professionnelle d’autre part, pour permettre à tous de choisir et maîtriser son évolution de carrière.
Telle est la perspective que le groupe THALES vient de décliner dans un accord européen récent[4], qui prévoit un processus annuel d’anticipation des évolutions à moyen terme des familles professionnelles, un entretien annuel de développement professionnel pour tous les salariés, des plans de formation qui intègrent ces démarches prospectives et des actions en direction des publics spécifiques (femmes, seniors, jeunes). D’autres accords sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) ont été conclus ces dernières années dans des entreprises comme AREVA, ou GDFSUEZ.
L’accord national interprofessionnel sur la formation signé en septembre 2008 s’inscrit également dans cette orientation, avec la création d’un fonds paritaire destiné à améliorer la formation des demandeurs d’emploi et des salariés les moins qualifiés, la mise en place de la portabilité du Droit Individuel à la Formation (DIF) et l’utilisation du Congé Individuel de Formation (CIF) pour les moins qualifiés.
Passeport formation, DIF et CIF, entretien professionnel annuel, observatoires des emplois sont autant de droits nouveaux. Mais ils sont d’un nouveau type car leur efficacité exige la participation et l’implication active de chaque salarié individuellement. Plus qu’une sécurité statutaire qui protégerait de la mobilité, ces droits apportent des dispositifs d’information, d’accompagnement, de formation pour que chacun soit en mesure de mieux choisir et maitriser sa mobilité professionnelle.
Ces évolutions sont positives mais les efforts jusqu’ici consentis sont extrêmement faibles au regard des besoins et des enjeux internationaux. Car la montée vers les plus hautes qualifications n’est possible que si l’évolution est globale, c’est-à-dire si elle concerne l’ensemble des salariés, des donneurs d’ordre aux sous-traitants, de la grande entreprise à la PME. C’est un effort global considérable qui doit être engagé, en matière de financement mais aussi d’investissement de la part des salariés.
Pour cela, trois conditions doivent être réunies. Premièrement, les salariés doivent retrouver sens à leur travail pour avoir le désir de se former. Le bien-être au travail et leur nécessaire participation aux choix d’organisation sont incontournables. Ensuite, les politiques de rémunération doivent être repensées de façon à mieux les articuler à l’enjeu des compétences. Elles restent aujourd’hui trop centrées sur le partage des bénéfices. Enfin, les démarches de qualification doivent se traduire par une évolution professionnelle permanente. C’est autour de la qualification et des compétences que la relation professionnelle individuelle et la négociation collective entre salariés et employeurs doivent être reconstruites.
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